Savoir entendre les petits déclics
Le Twist d'Alma S.
Aujourd’hui, on retrouve Alma S., 60 ans. Elle a fermé la porte sans bruit. Leur relation de 8 ans qui s’arrête est à l’image de cette passerelle qu’elle voit s’effondrer sous ses pieds : lui reste figé dans ses angoisses, elle décide de faire le grand saut vers sa joie, vers elle.

Tu viens partager un tournant, un moment décisif de ta vie, de quoi s’agit-il ?
Pour moi c’était une pulsion, un déclic en plusieurs détonations que j’ai su et voulu écouter et qui a permis que tout à coup je n’ai plus eu peur de rien, j’avais cette certitude de le quitter. Quand je dis sans peur, c’est vraiment à l’instant, car juste avant j’étais pétrie de peurs, d’être seule notamment. Ce déclic c’était sans projection, surtout. Les suppositions de ma vie d’après n’existaient pas, il n’y avait pas de contingences. Il n’y avait pas d’anticipation ni négative ni positive. La certitude m’est venue parce qu’il n’y avait pas l’encombrement d’anticipation négative comme il y avait toujours dans ma vie d’avant. Je crois vraiment qu’à un moment très précis il faut savoir écouter en soi cette force tellement puissante qui fait que toutes les peurs se dissolvent. Pour moi il y a eu un vrai avant / après, porté par cette pulsion d’instinct de vie. C’était extrême, tendu et impératif. Il aurait pu se passer n’importe quoi autour de moi, c’était ça qui primait, c’était [Alma fait le bruit d’une explosion].
Les détonations
Tu veux bien me raconter ces détonations et ce déclic, c’était quoi ?
C’était un jour d’automne, le 2 octobre précisément, je vivais avec Vincent depuis 8 ans. On avait chacun notre appartement, je vivais avec lui chez lui et avec ma fille chez moi. Je n’étais pas malheureuse, je n’étais pas non plus hyper heureuse mais voilà j’allais vers ma soixantaine en me disant que ça allait aller, qu’il y avait une forme d’équilibre entre nous deux, je nous voyais vieillir ensemble même si ce n’était pas tout le temps tranquille. Et le 2 octobre, je revenais de l’hôpital où j’avais laissé ma fille Anna subir une importante intervention, c’était le confinement donc je n’étais pas autorisée à rester. C’était un jour de tempête, j’avais un lumbago, je laissais ma fille unique seule à l’hôpital, j’étais happée par mes angoisses de mère. Je suis rentrée chez Vincent et je me souviendrai toujours de cette passerelle de 20 mètres qui mène à son appartement, il attendait devant la porte pendant qu’un technicien installait la fibre à l’intérieur et il m’a lancé "Qu’est-ce que tu fous là ?!". Je l’ai vu grimaçant et il y a eu une prise de conscience de l’insécurité dans laquelle il me mettait. Il était incapable de comprendre que j’avais besoin qu’il me prenne dans ses bras, qu’il me rassure. Et sur cette passerelle, apparaissait toute l’insécurité qu’il me donnait, le fait qu’il ne voulait pas vraiment qu’on vive ensemble. Je ressens une tristesse, un découragement, un écœurement, une détresse. La passerelle vient concrétiser son impossibilité de me prendre avec lui, de partager vraiment. J’ai marché vers lui alors que son corps à lui n’a eu aucun mouvement vers moi, alors que je peinais à porter mon sac et mon angoisse de mère. A ce moment-là pour moi symboliquement la passerelle entre nous se décrochait, comme un pont suspendu qui tombait. Et je tombais avec.
Que fais-tu à ce moment-là?
Je vais m’allonger, la journée passe, lui est absent. La passerelle était un premier détonateur de mon déclic. A 20h, alors que j’ai enfin de bonnes nouvelles de ma fille, Vincent entre dans la chambre très énervée parce que la fibre ne marche pas. Comme l’idée d’installer la fibre était la mienne, il s’en prend à moi verbalement, claque la porte et part dans le salon. Et là, alors que j’étais couchée, je regarde le plafond pendant 1h où tout se calme en moi, comme une réappropriation de mon corps et de moi-même, je ne réfléchis pas, quelque chose se passait en dehors de moi. Cette porte qui se ferme, c’est la deuxième détonation ; à ce moment-là, je me dis qu’elle doit rester fermée. Malgré le lumbago, je me lève, je prends mon sac, mon ordi, je refais le lit et je pars. Je tire la porte d’entrée calmement, je commande un taxi et je rentre chez moi.
Qu’est-ce qui fait qu’à ce moment-là, malgré la lumbago, tu te lèves de ce lit et tu pars ?
Ca va paraître perché mais c’est comme si les gens que j’aime, vivants ou morts, étaient posés sur le lit à côté de moi et me donnaient cette pulsion pour sortir de ce lit. Il y a un souffle d’air qui vient de moi très profondément, un instinct de vie plus fort que moi qui fais me dire "je vaux mieux que ça, je ne suis pas celle-là, je ne suis pas née pour être ça, je ne suis pas vivante pour être cette petite chose au fond du lit". Dans ce lit je me suis sentie grande, j’entendais et ressentais cette puissance de vie, ce souffle qui devait sortir. Jusque là c’était trop étroit. Je me suis mise à respirer très calmement comme si une respiration se faisait dans mon corps au-delà de moi, comme si j’étais sur un coussin d’air, sans pensées, le corps reprenait sa place.
Qu’est-ce que ça touche d’important pour toi ce souffle ?
Je me sens toujours en apnée et là j’ai entendu, j’ai su reconnaître le souffle qui me traversait. Sortir de ce lit, c’était pouvoir continuer cette respiration tranquille. Entendre ma respiration à moi c’est entendre mon désir profond et le faire entendre.
Qu’est-ce qui a fait que tu as entendu, que tu as écouté ce souffle ?
Cet espèce d’accomodage que je me faisais dans cette vie là avec Vincent ne correspondait pas à ce souffle qui était plus fort que les renoncements que je faisais et allais encore faire. Tous ces petits renoncements n’existaient plus par rapport à cette attirance, à ce mouvement qui me soulevait. L’attraction du souffle est si forte que ça se pose comme une évidence, c’est pour ça qu’il n’y a plus d’anticipation, plus de peur et que c’est «là maintenant». Tout à coup c’était un grand calme, il y a eu quelque chose de posé, un peu comme une naissance. Je me suis aperçue que j’étais vivante, c’est ça qu’est venu me rappeler ce souffle d’air. J'en suis persuadée, l’ayant vécu moi-même dans ma vie et l’observant autour de moi, que dans un boulot, dans un couple, on fait des concessions et qu’à un moment il y a un déclic. Quand on parle de la goutte d’eau, c’est ça. Ca peut être un tout petit ploc mais à ce moment-là on voit qu’il y a tout qui déborde. Quand le trop plein se remplit, chaque goutte de concession est bruyante mais au moment où ça déborde c’est tranquille et calme.
Et comment as-tu fait pour entendre et reconnaître ce calme ?
J’ai écouté cette intuition, ce tout petit bruit, j’ai prêté attention aux images, comme celle de la passerelle. J’ai écouté mon corps aussi, j’ai entendu ce qu’il me disait. C’est une décision pas forcément consciente mais il y a eu un mouvement du corps qui s’est fait indépendamment, à ce moment-là c’était inéluctable. Il y avait la certitude que je n’allais pas revenir, que j’allais découvrir tout ce qui allait être possible, que j’allais vers moi, vers l’amour de moi.
Le Twist
Et qu’est-ce qui s’est passé après ce départ ?
Je rentre chez moi, il y avait la copine de ma fille à la maison, j’étais en pleurs, elle m’offre une bière et je vais me coucher. Le lendemain je ramène ma fille de l’hôpital. Et c’est 3 jours après que se passe ce que je peux considérer comme mon twist. Alors que pour moi l’application de rencontre Tinder était une hérésie totale, en 3 minutes je crée mon profil. C’était un énorme pas de côté pour moi de me mettre sur Tinder à presque 60 ans. C’était un appel, j’ai senti qu’il fallait que je le fasse. C’était plus fort que moi, c’était écrit. Et en même temps, je ne me disais rien, il n’y avait pas de présuppositions, j’ai laissé faire. Quelques jours plus tard, je vois le profil d’un homme qui me plaît, Paolo. On a parlé pendant deux mois par sms. Et en décembre, j’ai poussé la porte de son atelier et ça a été un coup de foudre incroyable.
Que ressens-tu après ton départ de chez Vincent ?
Je ne sais pas si j’étais dans la même certitude qu’à l’instant du départ mais je ne me préoccupais pas des conséquences, je ne m’interrogeais nullement. J’étais triste, je pleurais et voilà. J’ai ressenti énormément de tristesse. C’était dur. J’ai dû lui dire, vraiment que c’était fini, il y a eu une confrontation. J’ai dû retourner chercher mes affaires. C’est triste de faire de la peine à l’autre, c’est un mec bien, c’était difficile. J’étais aussi sûrement dans de la culpabilité. Et pourtant pendant ces deux mois où je lui avais dit avoir besoin de temps, en fait c’était pour lui laisser du temps à lui parce que moi j’ai su au moment où je me suis levée du lit que je ne reviendrais pas. C’est pour ça que j’ai refait le lit au carré, c’était une façon de refermer notre histoire. J’ai eu beaucoup d’appels de proches qui prenaient de mes nouvelles. Ma fille partait de la maison. C’était dur. Et en même temps, ça allait. J’avais besoin d’être seule, de réorganiser ma vie, d’avoir plus d’espace autour de moi et dans ma tête.
Comment tu te débrouillais dans ces moments difficiles de la rupture ?
Il devait y avoir de la force en moi. Et puis ce confinement a été une chance. Parce que j’ai pu «escargotter», comme le dit Françoise Dolto. J’avais besoin de ranger, de faire de la place, de me remettre dans ma coquille.
Au prix du grand saut, j’ai sauvé mon entièreté.
A cette période là de transition, au départ de chez Vincent, pendant ton «escargottage», à la rencontre avec Paolo, qu’est-ce que tu entendais autour de toi ?
J’entendais beaucoup de la part de ma famille «t’es folle, il fallait jamais le quitter, il t’aime tellement, vous êtes tellement bien ensemble». J’entendais beaucoup de jugement. A ce moment là j’ai dit «stop, c’est mon histoire, ça ne vous regarde pas, ce n’était pas vous qui viviez avec Vincent, c’était moi». Ou alors mes copines me disaient «oh c’est une énième dispute, vous allez vous remettre ensemble». C’était comme si je les avais un peu quittés eux aussi. A un moment c’est bien de se singulariser dans une famille. De dire «je fais partie de la famille mais que je ne suis pas eux». Parce que les familles se racontent beaucoup d’histoires pour se rassurer. Et là ils s’étaient raconter une histoire sur «Alma et Vincent». C’est très romantique une famille, c’est archaïque, ça porte des choses qui viennent de loin mais qui ne sont pas nous. Ce n’était pas simple, j’étais en vulnérabilité, j’ai été atteinte. Ca a éveillé de la colère.
De tout ce Twist, qu’est-ce que tu retiens ? Qu’est-ce qui est différent ?
Ca m’a permis de grandir, de me transformer. Je pense que nos cellules bougent tous les jours, que chaque minute nous apprend. Le Twist c’est une prise de conscience du mouvement de la vie qui est permanent, le Twist montre qu’à un moment on entend l’appel, la goutte d’eau qui fait déborder, et surtout que c’est «maintenant». Je pense que Paolo m’attendait. Pour moi, il y a des forces qui, si tu les écoutes, te tirent, te poussent. Je pense que ce n’est pas un hasard. Je ne suis pas croyante mais je pense que les Twists arrivent à des moments où on sait écouter les forces de l’univers. Ce moment du Twist a été préparé par les forces de l’univers, par le mouvement de la vie, par plusieurs détonations, avec plusieurs conjonctures de milliers de choses. Je crois à ce déclic, qu’il vient dans le mouvement et que si tu ne le repousses pas, si tu l’entends, il y a un moment où tu sens un instinct de vie où le sens de ton existence t’est rappelé, qu’on nait d’un acte d’amour. J’ai été vers l’amour, vers la joie. Vers ma joie. J’ai été vers le non renoncement de moi. Au prix du grand saut, j’ai sauvé mon entièreté.
As-tu un conseil pour ceux qui n’osent pas encore se lancer ?
Je dirais «écoute». Malgré la peur, savoir entendre ce déclic. Parce que lorsqu’on entend ce déclic, il n’y a plus de peur. Et quand la peur survient, parce que ça m’arrive souvent, eh bien je fais sans y penser. C’est comme quand tu te dis que tu marches sur tes deux pieds, si tu te dis «comment je fais pour tenir en équilibre sur mes deux pieds», tu tombes. Mais si tu marches sans penser à comment tu marches, eh bien, tu marches.